Dans quelle langue faudrait-il enseigner les sciences au Maroc ?

La question agite beaucoup de Marocains et de manière souvent clivante. Dans les milieux politiques, ou du moins médiatisés, deux camps semblent s’affronter : ceux qui prônent l’arabe classique et ceux qui prônent le français.  Mais ce choix n’est-il pas trop restrictif ? 

Revenons sur la question de la langue d’enseignement des sciences au Maroc, le temps d’un court article en essayant d’être un tant soit peu logiques, et surtout loin de toute considération partisane. 

Hypothèse 1. Faisons, dans un premier temps, l’hypothèse que lorsque nous nous posons cette question, notre souci est l’amélioration du niveau scientifique des jeunes Marocains. Cette hypothèse n’est pas toujours évidente car lorsque l’on observe certains débats autour de cette question, le niveau scientifique des jeunes Marocains ne semble pas primordial. Les débats tournent parfois autour de la colonisation française, de l’arabité des Marocains, voire de leur islamité.  

Supposons par ailleurs dans le cadre de cette première hypothèse que le lecteur est convaincu que la maîtrise des sciences est cruciale pour le développement d’une nation. Le lecteur qui n’est pas convaincu de cela peut passer son chemin et aller lire d’autres articles. 

Hypothèse 2. Certains argumentent que, certes, les sciences sont importantes, mais que la question de la langue ne l’est pas. Ils expliquent que les sciences sont des formules mathématiques et que la langue de leur enseignement importe peu. Cela est en fait faux. Quand on fait des mathématiques fondamentales par exemple, on écrit des pages et des pages de preuves qui ne contiennent que peu de formules. Ces preuves s’écrivent dans une langue qu’il est important de comprendre.  

Même si le but n’est d’enseigner qu’une technique mathématique simple comme la multiplication, il faut transmettre l’intuition sous-jacente à travers une langue. Quand on fait de l’informatique, de la physique, de la chimie, ou de la biologie, la langue est encore plus importante que pour les mathématiques car il faut donner les intuitions, décrire les phénomènes naturels, expliquer les modèles, relater les expériences, expliquer les résultats d’expérimentations. La langue est importante. 

Mais attention, il ne s’agit pas de dire ici que cette question de la langue est la seule qui importe. Choisir une langue d’enseignement adéquate est une condition nécessaire à l’amélioration de la maîtrise des sciences. Mais ce n’est pas une condition suffisante.

Hypothèse 3. Posons-nous la question du temps. Si nous considérons les enfants qui entreront à l’école l’année prochaine, ils finiront l’école primaire dans 6 ans au plus tôt, le collège 9 ans plus tard, et le baccalauréat dans 12 ans. Les plus diplômés d’entre eux ne rejoindront pas le marché du travail avant au moins 15 ans.  

Nous sommes donc en train de parler d’une génération qui utilisera son savoir dans les matières scientifiques d’ici quelque deux décennies. Le monde ne sera sûrement pas le même qu’aujourd’hui. Prenons un exemple concret. Aujourd’hui, l’université marocaine enseigne les sciences en français. Cela est en train de changer sous la pression du monde de la recherche scientifique qui se fait désormais en anglais, y compris en France. Les universités françaises sont en train de passer à l’anglais, sans parler des universités suisses, belges, hollandaises ou asiatiques. Cela n’est pas sans conséquences. Par exemple, l’argument selon lequel il faudrait enseigner les sciences en français pour préparer les lycéens marocains à l’université ne tiendra pas beaucoup la route, à long terme. 

Allons un peu plus loin maintenant et intéressons-nous de plus près aux élèves dont on espère améliorer le niveau en sciences. Il faut au moins distinguer deux catégories.  Il y a ceux qui ne feront pas d’études supérieures mais à qui on veut apprendre les rudiments des sciences : les techniques de base du calcul, les lois fondamentales de la physique, les concepts élémentaires de l’anatomie et surtout le principe de fonctionnement d’un ordinateur et d’un réseau. Idéalement, le peuple entier devrait connaître ces rudiments. Laisser une partie de la population en dehors de cette connaissance revient à la laisser analphabète. Ces rudiments devraient être enseignés à tous les écoliers du pays.

Il y a une autre catégorie, ceux qui poursuivront des études supérieures scientifiques : ils seront techniciens, ingénieurs ou docteurs et construiront l’économie du pays.  Dans le système français, il est difficile de distinguer les deux catégories avant la classe du baccalauréat. On essaye de pousser le maximum de jeunes vers l’université avec quasiment une même formation pour tous. Beaucoup perdent leurs illusions en première année d’université et se retrouvent sans aucune formation. Le modèle marocain s’inspire de cela. Dans le modèle suisse, une formation commune est dispensée jusqu’à l’âge de 12 ans. Ensuite, on distingue les élèves qui iront à l’université : un quart de l’ensemble des élèves. Les autres sont destinés à d’autres formations souvent plus pratiques mais pas forcément moins rémunératrices. Ils savent dès l’âge de 12 ans qu’ils n’iront pas à l’université.

Hypothèse 4. Supposons que l’on s’intéresse à la première catégorie. Pour le choix de la langue, il n’y a pas photo. Toutes les études le démontrent. Pour mieux les assimiler, il faut enseigner les rudiments des sciences aux enfants dans une langue proche de leur langue parlée. Avez-vous déjà lu une note d’un épicier marocain qui prépare la liste de ce qui lui manque ? Il écrit en darija. C’est la même chose pour le menuisier, le cordonnier, l’agriculteur et l’électricien. La tendance est en train de s’accélérer avec Internet qui est en passe de favoriser une sorte de darija écrite, mais non structurée. Instruire l’ensemble de la population de manière efficace passe par l’utiisation d’une langue écrite proche de la langue parlée, ou autrement dit, rapprocher la langue écrite, la foss7a, de la langue parlée, la darija, pour mieux la structurer. Appelons la langue issue de ce rapprochement, le maghrébin.  

Dans le cadre de leur démocratisation du savoir, et en particulier des sciences, la plupart des nations ont rapproché leur langue parlée de leur langue écrite : les grecs, les turcs, les français, les espagnols, les russes, les allemands, les chinois etc. 

Hypothèse 5. Supposons maintenant que nous nous intéressons à la formation des ingénieurs et des chercheurs : la seconde catégorie. Il n’y a pas photo ici non plus : c’est l’anglais qui devrait être utilisé. C’est en anglais que les ouvrages scientifiques sont écrits et la tendance semble aller vers plus d’anglais. C’est en anglais que la science avance. Si on veut approfondir un concept et aller chercher sur Internet par exemple d’autres explications, nous trouverons beaucoup plus de sources en anglais, qu’en français. Nous ne trouverons quasiment rien en arable classique. Les Européens, comme les Asiatiques, misent sur l’anglais pour améliorer le niveau de leurs ingénieurs et de leurs chercheurs en sciences. Certes, une certaine économie marocaine, comme dans les banques et l’industrie, se fait aujourd’hui en français au Maroc.  Mais cela est en train de changer du fait de la mondialisation. 

Comment concilier (4) et (5) ?  A priori, la solution semble simple. Il faudrait enseigner aux écoliers les sciences en maghrébin, puis passer à l’anglais à partir du lycée, voire à partir du collège. Pour faciliter cette transition, l’anglais devrait être enseigné dès la première année de l’école primaire.   

Cela ne veut pas dire que le français ou l’arabe classique devraient être abandonnés. Sûrement pas. Le français est un butin de guerre comme disent certains et il serait idiot de le laisser tomber. Des centaines de millions de personnes parlent français et ce nombre augmentera avec la population de l’Afrique francophone. Continuer à enseigner le français est un atout pour le Maroc et les Marocains.  L’arabe classique est une langue cruciale dans l’histoire du Maroc et en faire une version simplifiée pour la majorité ne signifie pas abandonner la version classique pour les plus lettrés. La maîtrise de l’arabe classique permet aussi de converser avec des millions de gens proches de nous. Mais ni le français ni l’arabe classique ne devraient être utilisés pour l’enseignement des sciences au Maroc. 

Une réforme consistant à enseigner aux écoliers les sciences en maghrébin puis en anglais aux collégiens se heurtera bien entendu au conservatisme des décideurs. Même quand ils sont de bonne foi. Beaucoup de ceux qui prônent l’utilisation du français ont souvent étudié les sciences en français. Ils pensent parfois au passé glorieux de l’école publique marocaine. C’était le temps où le niveau en sciences de cette école publique était meilleur que celui de la mission française. Ils ne se rendent pas compte que ce temps est révolu. Passer rapidement à l’anglais pourrait même être la revanche de notre école publique. 

D’autres, encore plus conservateurs, mettent en avant la sacralité de la langue arabe. Ils refusent de moderniser cette langue, pour la rapprocher de la langue parlée, ne réalisant pas qu’une langue qui ne bouge pas meurt. Ils prônent les sciences en arabe classique en pensant à des temps anciens et vous expliquent le plus sérieusement du monde que l’arabe a été la langue des sciences. Bien sûr qu’elle l’a été. Le latin et le grec ancien aussi. Mais les mondes latin et grec sont passés à l’anglais pour les sciences à l’université. Ils sont par ailleurs passé aux langues latines (français, espagnol, italien) ou au grec moderne pour se rapprocher du peuple. Ceux qui proposent de continuer à enseigner les sciences en arabe classique oublient que l’arabisation du système éducatif marocain n’a produit aucun contenu scientifique en plus de 30 ans.

Résumons-nous. Si l’on regarde les choses simplement, en pensant avant tout aux prochaines générations et si notre objectif est l’amélioration de leur niveau en sciences, loin de tout calcul partisan, alors la question de la langue d’enseignement des sciences au Maroc a une réponse très simple : le maghrébin puis l’anglais. Ni l’arabe classique ni le français. 

*Professeur au Collège de France et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne

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