De El Ouali à Ghali : cinquante ans de dérive idéologique ou la descente aux enfers du polisario

En 1973, un jeune étudiant rédigeait une note politique dans laquelle il exposait la situation dans le territoire qu’on appelait alors le «Sahara espagnol». Il s’appelait El Ouali Mustapha Sayed (Luleï).

Selon Ahmed Talbi Messaoudi, dans son livre de souvenirs L’Algérie, une histoire d’amour (Imprimerie Al Jadida, Casablanca, 2023, en arabe), un groupe de militants de l’UNFP partisans de la lutte armée invita El Ouali à une rencontre organisée à Oran, en Algérie, probablement en 1971. La réunion avait pour but d’examiner les possibilités de collaboration et de soutien entre l’opposition de gauche en exil et les étudiants originaires du «Sahara espagnol». Le chef de cette opposition, Mohamed (Fquih) Basri, considéra cette initiative comme l’occasion d’allumer, sous couvert de la lutte contre l’Espagne, un «foyer» d’insurrection dirigé en réalité contre le trône marocain, selon la logique des focos révolutionnaires alors en vogue. C’est dans ce contexte qu’il fut demandé à El Ouali de rédiger un rapport sur la situation au Sahara espagnol. Ce document manuscrit, reproduit par Talbi dans son livre, fut publié par fragments en 1977 dans le journal Option révolutionnaire, édité à Paris.

Relire aujourd’hui ce texte, c’est mesurer l’abîme qui sépare les intentions originelles d’El Ouali, militant marocain progressiste, de la réalité géopolitique actuelle. C’est aussi comprendre comment une cause légitime – la décolonisation du Sahara espagnol – s’est transformée en instrument de déstabilisation régionale.

La note révèle la complexité de la pensée d’El Ouali, qui devait plus tard devenir secrétaire général du polisario, dont il fut l’un des fondateurs, puis président de la «rasd». Son document constitue un véritable manifeste idéologique qui articule une critique marxiste de la colonisation avec un nationalisme arabe et une vision géopolitique régionale nuancée.

Un intellectuel révolutionnaire et… pragmatique

Un mot sur la personnalité de l’auteur. Intellectuel engagé, El Ouali démontre dans son texte une connaissance approfondie de l’histoire politique et économique de la région. Dans une démarche méticuleuse, il présente une analyse détaillée des enjeux géopolitiques, économiques et sociaux. C’était un révolutionnaire, et il utilisait un vocabulaire militant, mais il savait faire preuve de pragmatisme, à l’inverse de certains de ses camarades. El Ouali était un anti-colonialiste radical, panafricaniste, anti-impérialiste, nationaliste arabe et socialisant.

Mais ce qui frappe, cinquante ans plus tard, c’est la lucidité avec laquelle El Ouali analysait les rapports entre les pays de la région. Sa vision reflète une approche pragmatique qui reconnaît à la fois les opportunités d’alliance et les contradictions d’intérêts.

La pensée de Mustapha El Ouali, dans son idéologie originelle en 1973, était fondée sur la décolonisation, où l’Espagne était la cible centrale, sans hostilité frontale envers le Maroc.

Dans la vision fondatrice d’El Ouali, l’Espagne incarne la cible première de la lutte. Puisque le Sahara occidental est alors encore sous domination directe, c’est Madrid qui concentre l’essentiel des critiques et des colères. La colonisation espagnole est perçue comme un pillage méthodique des richesses naturelles, mais aussi comme une entreprise d’aliénation culturelle par l’hispanisation. Dans ce schéma, l’Espagne fasciste représente non seulement l’occupant à chasser, mais encore le maillon d’une alliance impérialiste plus vaste, liée aux États-Unis et à l’Occident. L’idéologie d’El Ouali est alors clairement celle d’une décolonisation, inscrite dans la continuité des luttes anticoloniales du tiers-monde.

Province marocaine

En 1973, le regard de Mustapha El Ouali sur le Maroc n’est marqué par aucune hostilité. Loin du manichéisme qui caractérise aujourd’hui le discours du polisario, El Ouali reconnaissait explicitement que «la région était une province marocaine comme les autres provinces marocaines». Il notait que le roi Hassan II avait promis une «aide effective» à la libération du Sahara et que le Maroc avait même créé une «délégation appelée Front de libération de la Saguia el-Hamra et du Rio de Oro» avec la participation de Sahraouis. Certes, les accords conclus par le Maroc avec l’Espagne suscitent des interrogations, mais la confrontation directe n’est pas d’actualité.

L’Algérie, dans la grille de lecture originelle d’El Ouali, apparaît comme un allié potentiel, même si ce pays a amorcé un rapprochement avec le Maroc, notamment après 1969. Alger apporte un soutien diplomatique utile dans les enceintes internationales. Son intérêt stratégique pour un accès à l’Atlantique est noté, mais ne vient pas contredire l’image d’un partenaire favorable. En 1973, le jeune Marocain sahraoui pouvait ainsi se reconnaître dans l’exemple algérien : celui d’une nation qui portait haut la bannière de la solidarité tiers-mondiste.

Quant à la Mauritanie, Mustapha El Ouali la décrit moins comme un adversaire que comme un voisin tenté par l’opportunisme. Nouakchott cherche à tirer parti d’une éventuelle autodétermination en mobilisant ses propres Sahraouis d’origine mauritanienne, et regarde vers Rio de Oro comme un prolongement naturel de son espace bédouin. Ses accords pratiques avec Madrid, notamment en matière de pêche et de sécurité, trahissent cette volonté d’ancrer ses revendications. Mais là encore, dans la pensée de 1973, il ne s’agit pas d’un conflit existentiel : la Mauritanie est vue comme un concurrent plus que comme un ennemi.

La capacité de Mustapha El Ouali à voir les intérêts convergents plutôt que les seuls antagonismes contraste singulièrement avec l’évolution ultérieure du mouvement.

Car tout a basculé avec la Marche verte en 1975 et les Accords de Madrid. Quand l’Espagne s’est retirée, le polisario aurait logiquement dû se dissoudre, sa mission anticoloniale étant accomplie. Au lieu de cela, il a trouvé refuge en Algérie et financement auprès de la Libye de Kadhafi.

Cette métamorphose idéologique est révélatrice. Le polisario, né d’une aspiration légitime à l’autodétermination face au colonialisme espagnol, est devenu l’instrument d’une stratégie géopolitique algérienne visant à affaiblir le Maroc.

Instrumentalisation d’une cause

L’ironie de l’histoire veut que Mustapha El Ouali, qui dénonçait en 1973 l’exploitation des habitants par l’Espagne coloniale, n’ait pas vécu assez longtemps pour voir sa création devenir l’instrument d’une autre forme d’exploitation : celle d’une partie de cette même population prise en otage dans les camps de Tindouf, privée de son droit fondamental à la circulation et maintenue dans une dépendance totale vis-à-vis de l’aide humanitaire internationale.

Les révélations successives sur les détournements massifs de cette aide, les témoignages d’anciens responsables du polisario sur la corruption généralisée dans les camps, la répression exercée contre les voix dissidentes, tout cela dessine le portrait d’un mouvement qui a trahi ses idéaux originels.

Plus troublant encore : là où El Ouali exaltait en 1973 la défense de «l’identité arabo-islamique» face à l’hispanisation coloniale, le polisario d’aujourd’hui promeut une idéologie à tendance gauchisante (voire «laïcisante») et une revendication séparatiste qui fracture artificiellement les familles de part et d’autre des frontières.

Heureusement, l’histoire finit toujours par reprendre ses droits. Depuis une décennie, nous assistons à un mouvement de fond qui soutient l’appartenance naturelle du Sahara au Maroc.

La reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara en décembre 2020, suivie par une cascade de reconnaissances d’États africains, européens et arabes, marque la fin d’une époque. L’ouverture de consulats à Laâyoune et Dakhla par des dizaines de pays, les investissements massifs dans les provinces du Sud, le développement économique spectaculaire de la région, tout concourt à démontrer que l’avenir du Sahara se joue dans l’intégration régionale, non dans la balkanisation.

Cinquante ans après la note de Mustapha El Ouali, il est temps de revenir aux sources de ce conflit artificiel. L’intellectuel révolutionnaire de 1973 n’imaginait pas que son Front de libération anticolonial deviendrait un jour l’otage des calculs géopolitiques régionaux. Il aspirait à la dignité et au développement de la population du territoire, objectifs qui trouvent aujourd’hui leur réalisation dans l’autonomie élargie proposée par le Maroc.

L’autonomie marocaine offre aux populations sahraouies ce que El Ouali réclamait en 1973 : la maîtrise de leurs ressources, le respect de leur identité culturelle, la participation démocratique aux décisions qui les concernent. Elle réconcilie l’aspiration à l’autodétermination avec les réalités géopolitiques et économiques du XXIᵉ siècle.

Il serait temps que les héritiers politiques de Mustapha El Ouali comprennent que l’avenir n’est plus dans l’entretien artificiel d’un conflit qui n’a que trop duré. Il est dans la réconciliation, le développement partagé et la construction d’un Grand Maghreb unifié et prospère. C’est, au fond, ce à quoi aspirait El Ouali, avant que les calculs géopolitiques ne détournent sa noble cause vers l’impasse actuelle.

Le temps de l’Histoire a tranché : le Sahara est marocain, et il appartient à tous ses enfants de construire ensemble son avenir dans la dignité et la prospérité.

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