Des plans Baker à l’autonomie : anatomie d’une stratégie diplomatique

Entre 2001 et 2007, trois propositions ont été présentées pour tenter de résoudre la question du Sahara occidental. Leur comparaison révèle bien plus qu’une évolution technique : elle dévoile un basculement stratégique majeur.

Lorsqu’en 2001 James Baker, envoyé personnel du secrétaire général de l’ONU, présente son premier plan pour le Sahara, il dévie de la logique classique des Nations unies : un référendum, avec l’indépendance comme issue possible. L’«accord-cadre sur le statut du Sahara occidental» (plan Baker I), porte sur une troisième voie, visant à dépasser les deux options qui avaient jusque-là été envisagées, l’indépendance ou l’intégration au Maroc. La troisième voie impliquait la délégation par le Maroc de «certaines de ses compétences juridiques, strictement énumérées, à une autorité décentralisée, de manière à lui permettre de gérer ses propres affaires locales».

Accord-cadre sur le statut du Sahara occidental (plan Baker I)

Répartition des compétences :

• L’État marocain : relations extérieures, sécurité nationale et défense nationale, production, vente, propriété, usage d’armes ou d’explosifs, préservation de l’intégrité territoriale contre toute tentative de sécession. Le drapeau, la monnaie, les douanes et les systèmes postaux et de télécommunications du Royaume seront également ceux du Sahara occidental.

• La population du Sahara occidental (par l’intermédiaire de ses organes exécutif, législatif et judiciaire) : administration gouvernementale locale, budget et impôts territoriaux, maintien de l’ordre, sécurité interne, protection sociale, culture, éducation, commerce, transports, agriculture, mines, pêches et industrie, politique environnementale, logement et développement urbain, eau et électricité, routes et autres infrastructures de base.

• L’exécutif sera élu pour un mandat de quatre ans par les personnes dont le nom figure sur les listes provisoires établies au 30 décembre 1999, compte non tenu des recours ou autres objections.

• Le pouvoir législatif sera confié à une assemblée, dont les membres seront élus au scrutin direct pour des mandats de quatre ans.

• Le pouvoir judiciaire sera confié à des tribunaux dont les juges, qui devront être originaires du Sahara occidental, seront choisis parmi les diplômés de l’Institut national d’études judiciaires.

Les électeurs devront être âgés de 18 ans et

i) soit avoir résidé de manière continue dans les provinces depuis le 31 octobre 1998,

ii) soit être inscrits sur la liste de rapatriement au 31 octobre 2000.

• Toutes les lois promulguées par l’Assemblée et toutes les décisions des tribunaux doivent être conformes à la Constitution du Maroc et en respecter les dispositions, en particulier en ce qui concerne la protection des libertés publiques.

*** Un référendum sur le statut du Sahara occidental sera organisé dans les cinq ans. Les électeurs doivent avoir résidé en permanence au Sahara occidental durant toute l’année précédente.

La résolution 1359 du 29 juin 2001 du Conseil de sécurité a pris en considération l’accord-cadre, dont il a été précisé qu’il «comporterait une substantielle délégation de pouvoir n’excluant pas l’autodétermination mais en fait permettant celle-ci».

Mais, aussi bien l’Algérie que le polisario ont rejeté l’accord-cadre au prétexte qu’il «privilégie la notion d’intégration finale du Sahara occidental au Maroc». Le président algérien a adressé à cette occasion un aide-mémoire à l’ONU, dans lequel, sans doute en qualité de partie neutre et désintéressée, il a expliqué pourquoi la proposition de Baker ne pouvait pas être acceptée. Ce refus a été confirmé en août 2001 à la réunion de Pinedale, Wyoming, à laquelle James Baker avait convié l’Algérie, la Mauritanie et le polisario.

Deux ans plus tard, en janvier 2003, le deuxième plan Baker propose un choix multiple – indépendance, intégration ou autonomie temporaire sanctionnée par un référendum.

Plan Baker II

Le plan est une «combinaison de deux approches inconciliables : le plan de règlement et le projet d’accord-cadre». Il prévoit une répartition des pouvoirs entre l’État marocain et une Autorité du Sahara occidental (ASO) pendant une période intérimaire de cinq ans, à l’issue de laquelle aurait lieu un référendum dans lequel la population aurait à choisir entre l’indépendance, l’intégration au Maroc ou toutes autres options ou questions sur lesquelles les parties se mettraient d’accord.

Pendant la période transitoire, l’État marocain disposerait des pouvoirs complets sur toutes les questions de souveraineté (affaires étrangères, défense nationale, monnaie, drapeau), tandis que l’ASO aurait la responsabilité de la gestion des affaires locales (administration, sécurité, économie, commerce, infrastructures).

Le Conseil de sécurité a appuyé ce plan (résolution 1495), et l’Algérie l’a acceptée, imitée par le polisario.

Le Maroc, tout en réitérant «son engagement en faveur du dialogue et de la négociation», a émis des réserves sur plusieurs points. Dans une note du 10 mars 2003 adressée à l’Envoyé personnel, le Maroc a relevé les nombreuses insuffisances techniques de l’accord-cadre, ses lacunes juridiques et les sérieux problèmes politiques qu’il soulevait. Pour le Maroc, la solution politique préconisée par le Conseil de sécurité se devait d’être une solution de compromis et l’autonomie en était une, à condition d’écarter l’option de l’indépendance au terme de la période intérimaire.

En 2007, répondant à l’appel du Conseil de sécurité qui «demande aux parties et aux États de la région de continuer à coopérer pleinement avec l’Organisation des Nations Unies pour mettre fin à l’impasse actuelle et aller de l’avant vers une solution politique», le Maroc change la donne en déposant sa propre initiative pour l’autonomie. Ce fut un coup diplomatique remarquable. Ceux qui, il y a peu, ont voulu traiter par l’ironie ce document «de quatre pages à peine» réalisent aujourd’hui combien ils ont commis une grande erreur de jugement.

Au premier regard, les ressemblances sont frappantes entre les deux plans Baker et la proposition marocaine.

Les trois textes prévoient une consultation de la population concernée : un référendum dans les plans Baker ; une «consultation libre» dans le plan marocain (art. 27), des institutions régionales qui exerceraient des compétences locales, et une répartition claire des pouvoirs : les affaires courantes (éducation, développement économique, culture) à la région ; les domaines régaliens (défense, diplomatie, monnaie) au Maroc. Tous invoquent les normes internationales, la Charte de l’ONU, les droits de l’homme et la non-discrimination.

En surface, on pourrait croire à trois variations d’un même thème. Mais cette apparence est trompeuse. Car si les mots se ressemblent, leur portée diverge radicalement.

Les ruptures cachées dans les détails

Le plan Baker I envisageait un référendum binaire pouvant conduire à l’indépendance, sous contrôle total de l’ONU. Le plan Baker II maintenait cette option d’indépendance tout en élargissant le choix, et précisait minutieusement les règles du jeu : qui vote (listes électorales établies par l’ONU et le HCR), comment se déroule la campagne, qui valide le résultat.

L’initiative marocaine de 2007 rompt avec cette architecture. Le référendum devient une «consultation» sur un statut d’autonomie négocié au sein de la souveraineté marocaine. L’indépendance disparaît des options. Sur le reste, le texte reste volontairement silencieux ou imprécis, et cette attitude n’est pas anodine : il est des questions qui peuvent faire capoter les meilleures intentions.

Là où les plans Baker détaillaient sur des dizaines de pages les mécanismes institutionnels, le plan marocain cultive une sobriété calculée. Le sort du polisario n’est pas évoqué, pas plus que les modalités d’identification et de rapatriement des habitants des camps de Tindouf, ni la coopération de l’Algérie, indispensable pour la mise en œuvre de certaines mesures, notamment le désarmement, la démobilisation et le rapatriement.

Sur tous ces points cruciaux le texte marocain reste volontairement elliptique. Ce sont des sujets de négociation et il y en a d’autres.

Un document stratégique

Cette économie de mots est une stratégie. En déposant un texte concis, le Maroc inverse le rapport de forces qui prévalait depuis des décennies. Jusqu’en 2007, l’ONU proposait et Rabat répondait. Avec l’initiative pour l’autonomie, le Maroc propose et attend que les autres réagissent. Ce n’est plus l’organisation internationale qui impose un mécanisme, c’est le Maroc, État souverain, qui soumet un cadre.

Les zones d’ombre du document sont autant d’espaces de négociation, mais aux conditions marocaines. Détailler trop tôt aurait enfermé Rabat dans un dispositif amendable par d’autres. Rester sobre permet de garder la main sur le cadre tout en affirmant une ouverture conforme au droit international.

Le Conseil de sécurité de l’ONU n’y a pas vu une proposition incomplète, mais une base «sérieuse et crédible» de négociation. C’est exactement l’objectif recherché.

Un pari sur le temps long

La diplomatie marocaine sait attendre. Dix-sept ans après son dépôt, l’initiative marocaine est le document de référence dans les discussions onusiennes. Elle a réussi à déplacer le débat : on ne discute plus si le Sahara restera marocain, mais comment il sera administré. C’est déjà, en soi, une victoire diplomatique majeure.

En diplomatie, celui qui écrit le premier jet du compromis dessine les contours du possible. En laissant de côté les questions techniques qui font échouer les plans les plus ambitieux, la diplomatie marocaine a créé un texte d’appel plutôt qu’un mode d’emploi. Un document qui invite à la négociation en ne dévoilant que le strict nécessaire. C’est la preuve, s’il en fallait, de la maîtrise diplomatique du Maroc : éviter d’en dire trop. Ce qui n’est pas dit, les «zones d’ombre», ce sont exactement les points que les autres parties soulèveront en premier.

L’évolution de 2001 à 2007 traduit le passage d’une approche onusienne à une approche nationale négociée. Le Maroc a su intégrer la logique d’autonomie tout en recentrant le cadre dans la souveraineté.

Cette phase nouvelle, ouverte par le discours royal du 31 octobre, marque l’entrée dans le temps de la consolidation. L’actualisation et la formulation détaillée de la Proposition d’autonomie annoncées ne visent pas à modifier l’esprit de l’initiative de 2007, mais à l’enrichir : combler certaines zones d’ombre, préciser les modalités, et surtout offrir aux autres protagonistes un espace réel de co-construction. Chacun pourra ainsi contribuer à l’architecture finale d’un compromis durable.

Pour piloter cette dernière séquence, le négociateur-en-chef, personnalité d’envergure, dotée d’une autorité reconnue, d’une compétence transversale, d’une capacité d’écoute et d’un accès direct, devra réunir autour de lui une équipe plurielle, mêlant diplomates, juristes, économistes, etc., qui garantirait la cohérence d’ensemble.

La dernière ligne droite sera décisive. La diplomatie marocaine excelle dans l’exercice : elle avance avec méthode, sûre de son cap, forte de son expérience. Celle-ci lui enseigne que, lorsque l’objectif est fixé, il suffit de distinguer l’essentiel du négociable, de tracer les lignes rouges, et de s’armer de patience, constance et précision jusqu’à la réussite.

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