Entre coopération économique et réajustement géopolitique, le nouveau pacte pour la Méditerranée place le Maroc au centre d’un basculement historique aux résonances continentales, écrit le PCNS

Depuis trois décennies, les rapports entre le Maroc et l’Union européenne reposent sur une architecture subtile faite de pragmatisme politique, d’ouverture économique et de convergence stratégique. «Le processus de Barcelone de 1995 a inauguré une ère nouvelle de coopération euro-méditerranéenne», écrit Abdessalam Jaldi, rappelant que l’accord d’association, puis le statut avancé de 2008, ont constitué les fondations d’un partenariat désormais qualifié de «prospérité partagée». L’Union européenne demeure aujourd’hui le premier partenaire commercial du Royaume, absorbant près de 60 % de ses exportations pour un volume d’échanges évalué à 55,3 milliards d’euros en 2022, «faisant de Bruxelles le principal débouché du Maroc et de Rabat un acteur pivot de la rive sud», souligne le le Policy Paper n° 39/25 d’Abdessalam Jaldi, Policy Center for the New South, octobre 2025.

«Le nouveau pacte pour la Méditerranée marque un tournant majeur dans l’histoire de la coopération euro-marocaine», précise encore le document, qui met en lumière l’objectif de bâtir «un espace méditerranéen commun, connecté, prospère et sûr». Doté d’une enveloppe de 42 milliards d’euros, ce cadre repose sur les principes de copropriété, de cocréation et de responsabilité conjointe, «plaçant le Maroc au centre d’une architecture euro-méditerranéenne repensée autour de la stabilité et de la durabilité».

Un demi-siècle de construction d’un partenariat stratégique

L’étude rappelle que «depuis le lancement du processus de Barcelone, les relations entre Rabat et Bruxelles ont traversé quatre phases distinctes», de 1995 à 2025. La première, ouverte par l’accord d’association de 2000, visait «la mise en place progressive d’une zone de libre-échange asymétrique pour les produits industriels». M. Jaldi souligne que cette étape «marquait le début d’un dialogue stratégique entre le Royaume et l’Union», fondé sur des concessions agricoles, une coopération politique et technique, et un appui financier substantiel.

La réforme de 2004, substituant la Politique européenne de voisinage au processus de Barcelone, a introduit un cadre fondé sur trois axes : développement économique, sécurité, migrations et mobilité. «Ce changement a permis d’adopter en 2005 un Plan d’action UE-Maroc renforçant le dialogue politique et la convergence socio-économique», précise M. Jaldi.

Le texte poursuit : «L’année 2008 a marqué un tournant décisif avec la Déclaration conjointe pour un Statut avancé, traduisant le souhait du souverain marocain d’obtenir plus que l’association, moins que l’adhésion.» Ce nouveau statut, ajoute-t-il, «offrait au Maroc un accès progressif au marché intérieur européen selon le principe du tout sauf les institutions». Deux volets en découlaient : une coopération économique vers un Espace économique commun et un accompagnement des réformes institutionnelles et sociétales nationales.

«Le premier sommet Maroc-UE tenu à Grenade en 2010 a permis de franchir un cap avec la signature d’accords sur l’agriculture et le règlement des différends», précise M. Jaldi, soulignant que ces mécanismes «ont favorisé l’instauration d’un cadre de coopération commerciale équilibré». Entre 2013 et 2020, le Plan d’action pour la mise en œuvre du Statut avancé a prolongé cette évolution : «financé à hauteur de 1,4 milliard d’euros, il visait à rapprocher structurellement les économies marocaine et européenne». Mais, concède M. Jaldi, «les résultats demeurèrent contrastés : si la transition démocratique a progressé, l’espace économique commun reste inachevé».

«Les négociations autour de l’ALECA furent suspendues, le Maroc estimant ses industries encore vulnérables face à la concurrence européenne», écrit-il, avant d’évoquer la relance des discussions en 2019 et l’élaboration du nouveau Partenariat de prospérité partagée, adopté en 2021.

Un pacte à portée géopolitique et sociale

Le document observe que «l’affirmation du Maroc en tant que puissance régionale et continentale a permis de réinventer le paradigme euro-marocain». La création en 2022 du premier partenariat vert sur l’énergie, le climat et l’environnement illustre ce renouvellement. M. Jaldi note que «l’UE a choisi le Maroc comme premier partenaire de la dimension extérieure de son pacte vert, avec pour objectif la neutralité carbone à l’horizon 2050».

Le Conseil économique, social et environnemental y voit une nécessité : «préparer les exportateurs marocains au mécanisme d’ajustement carbone (MACF) aux frontières européennes», à travers «la création d’un système national d’échange de quotas carbone et la mise en place d’un fonds dédié aux PME».

Dans le cadre de l’Instrument de voisinage et de coopération internationale (IVCDCI 2021-2027), près de 8,7 milliards d’euros sont mobilisés pour accompagner les grands chantiers du Royaume, dont 1,6 milliard de subventions directes. «En 2024, les échanges entre Rabat et Bruxelles ont atteint 60,6 milliards d’euros», soit «25,3 milliards d’importations depuis le Maroc et 35,3 milliards d’exportations vers le Royaume». L’Union conserve ainsi son rang de premier investisseur étranger, détenant la majorité du stock d’investissements directs.

Le Policy Paper relève en outre «une participation accrue de la Banque européenne d’investissement, qui a mobilisé 500 millions d’euros et prévu un milliard supplémentaire pour la reconstruction post-séisme de 2023». Mais M. Jaldi nuance : «Le pacte pour la Méditerranée, conçu pour réinventer la politique méditerranéenne de l’Union, révèle encore des asymétries : hiérarchisation des priorités, dépendance des financements, et contradictions entre rhétorique humaniste et stratégies commerciales».

«Malgré les déclarations en faveur de l’appropriation locale, Bruxelles tend à imposer ses propres priorités, réduisant l’autonomie des pays partenaires», peut-on lire. «L’attention disproportionnée accordée aux infrastructures et aux transports contraste avec la faiblesse des financements alloués à l’éducation et à la santé.» M. Jaldi observe que «la cohérence prônée entre commerce et développement reste souvent contredite par la recherche d’intérêts économiques : les accords de libéralisation, inspirés du New Generation Free Trade Agreement, reproduisent les déséquilibres structurels entre le Nord et le Sud».

«Les pays du Maghreb voient leurs recettes douanières diminuer et leurs producteurs locaux fragilisés par la concurrence européenne», écrit-il, rappelant les mots de M’bah Abogo : «La coopération au développement doit semer les germes du développement humain ; or, en subordonnant l’aide à ses intérêts, l’Europe risque plutôt de semer les germes de la tempête.»

Le Maroc, pivot d’une nouvelle souveraineté méditerranéenne

Le rapport conclut que «le nouveau pacte pour la Méditerranée offre au Maroc une opportunité stratégique de développement», notamment dans cinq domaines : protection sociale, industrialisation, transition numérique, valorisation du capital humain et souveraineté géopolitique. Sur le plan social, «la réforme de la protection sociale vise à généraliser l’assurance maladie obligatoire, les allocations familiales, les retraites et les indemnités de chômage». L’Union pourrait, selon M. Jaldi, «mettre à profit son expérience pour accompagner la construction d’un filet social durable, fondé sur la digitalisation des prestations et l’extension aux travailleurs informels».

S’agissant de l’industrie, «le Maroc, fort de ses pôles automobile, aéronautique et énergétique, peut bâtir avec l’UE un écosystème intégré, inspiré du modèle ASEAN-Japon des années 1980». Cette orientation permettrait «d’attirer des groupes européens, de favoriser le transfert technologique et de créer un véritable tissu industriel régional, moteur d’une renaissance maghrébine».

Sur le numérique, M. Jaldi insiste : «Le Maroc dispose déjà d’un corpus législatif solide ; le véritable défi réside dans l’adaptation aux mutations technologiques rapides.» L’UE, forte de ses régulations (DMA, DSA, RGPD, DGA et AI Act), «peut se poser en partenaire normatif majeur, garantissant une transition numérique respectueuse des libertés individuelles et de la souveraineté technologique du Royaume».

Concernant la circulation des talents, «le partenariat euro-marocain doit organiser un cadre harmonieux pour retenir les compétences et endiguer la fuite des cerveaux». M. Jaldi évoque «la théorie de la Brain Drain Tax proposée par Bhagwati, qui consisterait à taxer les migrants qualifiés et à réaffecter ces revenus aux pays d’origine». Des politiques incitatives pourraient, selon lui, «transformer le Brain Drain en Brain Gain», à l’image des expériences indienne, israélienne ou ghanéenne.

Enfin, sur le plan géopolitique, «la transition stratégique européenne, amorcée par la Déclaration de Versailles de 2022, ouvre au Maroc la possibilité d’intégrer les programmes de défense communs (SCAF, MGCS, euro-drone) et de développer ses capacités technologiques locales».

Cette perspective ferait de Rabat, écrit M. Jaldi, «un acteur de plein droit d’une Europe de la souveraineté ouverte, capable de codévelopper des systèmes avancés et de lier industrie, sécurité et croissance inclusive». En conjugaison avec des projets tels que «le gazoduc Maroc-Nigeria et l’Initiative atlantique pour le désenclavement du Sahel», cette coopération pourrait «transformer durablement l’équilibre méditerranéen et africain».

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