Interview de Najib Akesbi sur le bilan agricole 2019 : « C’est le Roi qui a infligé le démenti le plus catégorique à la propagande du ministère de l’Agriculture »

Avec le Plan Maroc Vert (PMV) qui touche à sa fin, un bilan s’impose. Comment se présente l’année agricole en cours, quelle prospective peut-on avoir sur le Plan Maroc vert? Comment a-t-on évolué et sur quoi a-t-on régressé? Najib Akesbi, économiste marocain, s’est prêté à nos questions et nous livre une analyse des résultats.

L’agriculture est un secteur qui dépend beaucoup du bon vouloir météorologique, est-ce déjà un secteur assez stable pour être considéré comme un moteur de croissance?

L’agriculture est un secteur qui, même avec le meilleur des programmes en cours, s’il y a sécheresse, fera face à beaucoup de difficultés. Nous avons une agriculture à 90% dépendante des aléas climatiques. Ce ne sont que 20% de la surface agricole totale au Maroc pour lesquels le problème d’irrigation est maîtrisé, mais pour le reste, nous avons des terres bourres et donc une agriculture pluviale. Le monde actuel et l’historique d’autres pays développés, nous montrent que les principaux moteurs de croissance sont l’industrialisation et les nouvelles technologies, bien que l’agriculture y contribue, mais faiblement.

Il n’est donc pas réaliste de penser faire du secteur agricole marocain un moteur de croissance, surtout avec ses problèmes structurels. Il y a une corrélation très étroite entre la pluviométrie, le PIB agricole et le PIB. En outre, 40% de la population marocaine oeuvre dans le secteur agricole, qui lui même représente autour de 15% du PIB global du pays.

Peut-on donc, à partir de cela,  dire que l’agriculture est un secteur à faible valeur ajoutée?

Nous n’avons besoin de faire des études économétriques très poussées pour nous rendre compte que nous sommes face à un secteur très médiocrement productif. Si l’on prend l’exemple européen, nous avons environ 1,5% de la population globale qui oeuvre dans le secteur agricole, et qui réalise une production qui non seulement satisfait ses besoins, mais qui va à l’export. Si nous disons que 40% de la population génère 15% de la valeur ajoutée, il est évident qu’il y a un réel problème de productivité, du moins, la production marchande. Dans la même logique, vu que nous détectons un problème de productivité, nous devinons automatiquement un problème de revenu.

La production céréalière revêt un chiffre magique [ NDLR : graphe ci-dessous]. Personnellement j’appelle ça une pyramide inversée, dans le sens où nous avons un chiffre clé, qui définit toute l’économie marocaine. Tout change dans l’économie marocaine selon les fluctuations de la production céréalière. Notons que les deux-tiers des terres agricoles y sont réservées, et sont essentiellement une terre pluvieuse. Lorsque la production céréalière est bonne, elle entraîne avec elle le PIB agricole, qui à son tour entraîne avec lui le PIB total. L’inverse est vrai aussi, malheureusement.

Comment se présente le bilan de l’année agricole en cours?

N.A : Cette année se présente moins bien que l’année dernière. Nous y avions enregistré 95 millions de quintaux de production céréalière, qui se sont bien reflétés sur l’économie marocaine. Cette année, les prévisions disent environ 60 millions de quintaux : cela illustre bien que 10 ans après le PMV, nous sommes toujours dans un secteur  agricole qui reste dépendant du climat. C’est-à-dire qu’il faut qu’il pleuve suffisamment et à temps, pour respecter le cycle végétatif de la plante qui a une logique. Cette année, bien que les débuts en matière de pluies aient été inquiétants, il a plu par la suite ; ce qui a donné de l’espoir aux agriculteurs, qui ont commencé à travailler le sol et à investir dans les semences et engrais. Puis s’en est suivi malheureusement un mois et demi de sécheresse qui a compromis l’année. La récolte céréalière ne sera pas bonne. Pour en détourner l’attention, le ministère tend à diriger ses chiffres vers la production des fruits, légumes….

GA = gains agricoles

Peut-on dire que le Maroc se rapproche de cet objectif d’agriculture moderne et solidaire qu’il s’était fixé?

Si le PMV avait vraiment réussi à distribuer les revenus correctement, et améliorer le niveau de vie de la population, le Roi n’aurait pas eu besoin d’en faire un point dans son discours, en parlant de classe moyenne et d’emploi des jeunes. Faire de la redistribution c’est bien, mais la meilleure façon d’améliorer le niveau de vie, reste de créer des emplois. C’est le Roi qui a infligé le démenti le plus catégorique à la propagande du Ministère de l’Agriculture.

Et où en est-on?

N.A : Faire une évaluation nécessite d’avoir au préalable une méthode. La méthode qui me paraît la plus simple, la plus logique et la plus objective, serait de ramener les objectifs et les réalisations. Regardons les chiffres du HCP (Haut Commissariat au Plan), de 2008 à 2018, selon les statistiques effectuées pour voir la contribution de chaque secteur à l’emploi. En net, le secteur agricole a perdu en moyenne 150.000 emplois sur 10 ans, soit 15.000 emplois par an. Mais pour vraiment apporter une appréciation à ces chiffres, rapportons les à l’objectif. Le PMV avait fixé un objectif de 1.500.000 d’emplois nets entre 2008 et 2020. Si le PMV avait créé par exemple 400.000 emplois, nous nous serions dit qu’il n’a pas atteint les objectifs escomptés, mais qu’au moins, il a créé quelques postes. Or, nous voyons clairement que le PMV n’a, non seulement pas créé suffisamment d’emploi, mais qu’il en a détruit.

Quelles en sont les causes ?

Le PMV a beaucoup subventionné la mécanisation, c’est une contradiction congénitale. Naturellement, la mécanisation augmente la productivité. Et quand la productivité augmente, l’emploi baisse, parce que nous pouvons produire plus avec moins de main d’oeuvre. La technologie et l’organisation du travail sont deux facteurs majeurs dans cela. Le PMV a déployé un arsenal comme jamais on n’en a vu en subventions dirigées vers la mécanisation. Le budget du ministère de l’Agriculture est passé de 1,5 milliards dans le début des années 2000 aux environs de 10-12 milliards de nos jours.

Que l’on donne des subventions pour les coopératives, l’écologie, les ressources naturelles, et pour mieux s’occuper du sol, soit. Mais être extrêmement généreux avec la mécanisation, c’est l’antonyme de l’employabilité que l’on cherche à créer. Attention je ne suis pas contre la mécanisation, mais il faut savoir l’organiser. Dans ce cas présent, on achète des machines pour se débarrasser des ouvriers ; on a cultivé des dynamiques destructrices de l’emploi. D’une certaine manière, on a utilisé l’argent des finances publiques, du contribuable, pour détruire de l’emploi, et mettre en difficulté le secteur.

Qu’est-ce qu’on peut dire de l’approche “filières” du Plan Maroc Vert, en termes d’augmentation de la production et d’amélioration des conditions de commercialisation?

N.A : Au départ, j’avais salué cette approche-là. Mais beaucoup de problèmes autour de l’articulation entre la production, la transformation et la commercialisation ont émergé. On a avancé avec cette idée que nous avons une approche “filières”, nous avons vu des efforts d’organisation être déployés, et des contrats-programmes être mis en place avec des filières. En soi, l’approche “filières” qui est censée aller de l’amont productif à l’aval industriel est une bonne approche, mais comment la mettons-nous en oeuvre pour qu’elle soit un succès?

Ce sont les filières que le PMV a voulu encourager qui ont subi l’échec le plus patent. Deux exemples : les agrumes tout d’abord. Il est vrai qu’en termes de surface et de production, et à coup de subventions, on a étendu les surfaces de production. Au début du PMV, il y avait entre 75.000 et 80.000 hectares d’agrumes, nous en sommes aujourd’hui à 125.000. La production a augmenté d’un million de tonnes. On sait pertinemment qu’un arbre que l’on va planter aujourd’hui va commencer à produire d’ici 3 ou 4 années, si vous avez une approche filières, et que vous mettez le paquet pour augmenter la production à l’amont, vous entreprenez un pas inutile.

Evolution de la production en agrumes

Le deuxième cas de figure est l’huile d’olive. A coup de subventions, bien sûr, nous étions à 600.000 hectares, nous en sommes aujourd’hui à un million. Que n’a-t-on entendu sur les évolutions du marché mondial ? Nous voilà avec des surfaces et des productions augmentées, mais les chiffres officiels de l’exportation de l’huile d’olive ont baissé! Non seulement on n’a pas progressé, mais pire, on a baissé. Et encore, le problème est atténué puisque l’huile d’olive est stockable et moins périssable que les agrumes.

Evolution de la production oléicole

Pour ces deux secteurs, l’objectif en termes de production était destiné à l’export, et non pas à la production intérieure. Ce qui suppose tout de même un minimum de transformation et d’exportation. Et c’est bien là que rien n’a été entrepris.preuve en est que des camions entiers pleins de très bonnes clémentines ont été vidés dans des champs,car il y eu une surproduction pour laquelle on n’avait rien prévu. Si au moins nous avions des usines de transformation de jus, par exemple, nous aurions pu trouver une solution. Nous sommes donc là face à un véritable déficit de vision, et une déconnexion au sein de la filière. On met le paquet sur l’amont, et on laisse traîner l’aval.

Pour conclure, nous pouvons considérer que oui, en somme, le rendement s’est amélioré, mais à quel prix? Le taux d’autosuffisance a baissé, beaucoup d’emplois ont été détruits et nous avons révélé beaucoup de lacunes structurelles dans le secteur agricole.

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