La responsabilité de la France dans le conflit frontalier marocain (VI): l’opération Écouvillon

Le 10 février 1958, au prétexte d’incidents ayant opposé des éléments de l’Armée de libération nationale (ALN) aux troupes françaises à Fort-Trinquet, la France et l’Espagne déclenchent l’opération Écouvillon.

Préparée tout au long des mois précédents, l’offensive conjointe, qui met côte à côte d’anciens belligérants de la seconde guerre mondiale [1] contre le Maroc, a été précédée d’intenses tractations. De nombreuses rencontres se tiennent en 1957 entre militaires français et espagnols, sans qu’un accord ne soit trouvé. En juillet 1957, le général Bourgund insiste sur la nécessité d’une coopération totale entre la France et l’Espagne; le général Gomez Zamalloa temporise, Madrid est réticente [2].

Fin 1957, les attaques de l’ALN contre les possessions espagnoles au Sahara précipitent les événements. Le 14 janvier 1958, le général Bourgund se rend à Las Palmas afin de négocier avec ses homologues espagnols, désormais déterminés à agir. Le cadre de l’opération clarifié, commandants français et ibériques se rencontrent de nouveau le 24 janvier, à Dakar. Les plans définitifs sont adoptés, et la date de l’offensive fixée au 4 février.

L’action politique prend une certaine avance. Le 31 janvier 1958, un bureau  politique opérationnel et d’action psychologique (POMI) est constitué par le général Bourgund. Entre le 31 janvier et le 5 février 1958, l’aviation procède à des largages de tracts de propagande, dans l’espoir de rallier les populations locales à sa cause.

Réticente à s’associer au régime franquiste, et subissant d’intenses critiques suite au bombardement de Sakiet Sidi Youssef, en Tunisie, qui fit de nombreux morts parmi les civils, la France souhaite maintenir le caractère secret de l’opération. La propagande alliée ne peine pas à trouver une justification à l’offensive: l’action marocaine est le fruit d’une conjuration anti-occidentale fomentée par le bloc de l’Est [3]… En réalité, c’est surtout la crainte d’une extension de la rébellion à l’Algérie et à la Mauritanie qui motive la France, d’autant que la présence de combattants algériens du FLN parmi les troupes de l’Armée de libération au Sahara a été signalée [4]. La préservation du « matelas espagnol » entre le royaume et la Mauritanie devrait également protéger l’Adrar des risques d’une frontière commune avec le Maroc méridional [5].

Confrontée à des complications logistiques, l’Espagne demande un report. Elle peine à acheminer troupes et ravitaillement au Sahara. Les jerricans d’eau potable, qui « contenaient auparavant d’autres produits, de sorte que le goût a dû être masqué par des additifs tels que diverses liqueurs [6] », sont largués en pleine mer et portés au rivage par la marée. Les mitrailleuses s’enrayent en raison de l’usage de munitions traçantes inadaptées aux calibres utilisés. Et, en dépit de la particularité du terrain et du climat sahariens, l’armée ibérique accoutre ses hommes de… l’uniforme d’hiver standard: pantalon norvégien, chemise kaki, saharienne, manteau trois-quarts, bonnet d’alpiniste et bottes. Les soldats espagnols regardent avec envie l’équipement français: « uniformes parfaitement conçus pour le désert, avec des pantalons amples spéciaux, des chaussures à semelles épaisses et ventilées, des vêtements appropriés. Enfin, le clou du spectacle était leur ration de campagne, qui contenait dans une grande boîte de conserve facile à ouvrir, des aliments de haute valeur diététique, en particulier des jus de fruits pour lutter contre la déshydratation et l’avitaminose [7] ». Les militaires espagnols, eux, doivent se contenter de riz, de haricots et de viande en conserve…

Les plans d’opération prévoient l’occupation du Drâa par les troupes franquistes, afin d’empêcher toute arrivée de renforts par le Maroc. Les commandants français doutent de la capacité de l’Espagne à remplir cette mission. Par chance, des pluies diluviennes transforment le Drâa en un infranchissable torrent, accomplissant ainsi la tâche assignée aux forces ibériques…

Bombardements au napalm

Le 9 février, les aviations française et espagnole mènent plusieurs raids sur Tan-Tan, El Hagounia, Saguia El Hamra et Tafoudart, où le napalm est abondamment utilisé. Faute d’armement anti-aérien, les troupes de l’ALN sont incapables de riposter, mais endommagent un bombardier B-26 à la mitrailleuse, à El Hagounia. 68 sorties aériennes sont recensées pour cette seule journée [8].

L’opération Écouvillon ne démarre officiellement que le lendemain. Le 10 février, des parachutistes français et espagnols sautent sur Smara. Pour des raisons politiques, afin d’éviter que l’occupation de la ville ne soit l’œuvre des Français seuls, une compagnie mixte s’installe à Fort Trinquet et est intégrée au groupement français qui doit opérer dans la zone [9]. À 15 heures, la ville est sécurisée.

La première journée de combat se solde par un bilan favorable aux forces françaises et ibériques. Les commandants espagnols se montrent optimistes pour la suite des opérations; leurs homologues français affichent une attitude plus mesurée. « Nous avons en face de nous un ennemi inférieur en nombre, se déplaçant à pied et équipé uniquement d’armes d’infanterie, ne disposant pratiquement pas de véhicules. Mais cet adversaire est animé d’un moral élevé, s’adapte parfaitement au territoire et bénéficie du soutien de la majorité de la population [10]», relèvent-ils.

Les jours suivants, l’alliance franco-espagnole poursuit son avancée. Smara occupée, les troupes françaises encerclent les combattants de l’ALN installés à Sidi Ahmed Laâroussi. L’engagement, violent, se solde par la saisie d’un important arsenal accumulé tout au long des mois précédents par l’armée de libération: munitions, vivres, équipements de secours, etc.

Le 13 février, les troupes françaises parties de Tindouf et de la Mauritanie réalisent une jonction avec les unités espagnoles venues de la côte. À partir du 20 février, démarre la seconde phase de l’opération: la région d’Aousserd est sécurisée par des groupements espagnols venus de Villa Cisneros, et des unités françaises parties de Port-Étienne et de Fort Gouraud. Les accrochages se font moins intenses [11].

L’opération est bouclée le 25 février. Si les deux armées engagées s’accordent sur le succès de l’opération, côté français, on se plaint du manque d’entraînement (et d’entrain) des unités espagnoles engagées dans la Saguia El Hamra, qui laissent s’échapper vers le nord le gros des troupes de l’ALN [12].

Stratégies de fidélisation

L’action politique s’est greffée à l’offensive militaire. Avant même le début des opérations, la priorité des armées coloniales a été de semer la division dans les rangs de l’ALN. Dès 1957, au moment de lever des goums nationaux, les officiers français œuvrent à exalter l’appartenance à la Mauritanie française, envers et contre les propres membres de sa tribu: « la chose est complexe car les combattants de part et d’autre sont parfois issus des mêmes grandes familles (la confédération Rgaybat en particulier a des représentants des deux côtés) et peu les distinguent parfois…si ce n’est leurs chefs: Français ou Espagnols d’un côté, Berbères du Rif de l’autre. Il s’agit donc, outre de repousser ces ennemis par la force militaire, de faire fructifier le sentiment, parmi les populations, que les adversaires sont des « autres » et que le « nous » (Français et Mauritaniens réunis), contribue à faire la « nation mauritanienne » en luttant contre les suppôts de ces « Marocains » impérialistes [13] ».

En mars 1958, quelques jours après la fin de l’opération Écouvillon, Max Lejeune, ministre du Sahara, reçoit trois chefs Reguibat ralliés. « Nous sommes venus ici, ont déclaré les hôtes du ministre, demander l’aman au représentant du gouvernement français. Nous appartenions à l’Armée de libération marocaine, mais nous avons été trompés par une propagande mensongère, et les Marocains ont essayé de nous dresser contre nos frères de France, avec lesquels nous sommes alliés depuis leur arrivée sur nos terres [14]», déclarent-ils.

Ce « retournement », célébré en grande pompe au ministère du Sahara à Paris, est vraisemblablement l’œuvre du POMI, qui s’est activé afin de détacher de l’ALN de nombreuses factions tribales. Au plus fort de l’offensive, les officiers du bureau politico-militaire désarmaient les combattants engagés en leur promettant une meilleure prise en compte de leurs problèmes, ainsi que divers privilèges. Leur tâche fut au moins facilitée par les dissensions qui éclatèrent au sein de l’ALN. Déconnectés des réalités tribales sahariennes, les dirigeants du bras armé de l’Istiqlal ont exclu les notables locaux des échelons supérieurs [15]. Les exactions de l’ALN lui ont également fait perdre le soutien des habitants du Sahara: torture, emprisonnements abusifs et saisies de bétail sont signalés [16].

Au lendemain de l’opération Écouvillon, l’Espagne initie un programme d’indemnités de guerre en vertu duquel pratiquement tous les dommages sont éligibles à des réparations. À partir de décembre 1958, elle se lance dans une vaste et coûteuse campagne de cooptation par le versement d’aides sociales, consistant en des denrées alimentaires ou, parfois, d’argent. Cette stratégie de fidélisation, menée à travers le dense réseau des chefs de fractions tribales que l’administration coloniale avait contribué à consolider, sinon à créer ex novo, conduit à « la constitution d’un réseau clientéliste et la mise en place d’un mécanisme de surveillance, de contrôle et d’identification des populations [17]» qui bénéficiera à la puissance ibérique jusqu’en 1975. Cette politique lui permet de stabiliser de larges factions tribales dans le territoire espagnol.

Elle consolide ensuite son dispositif de contrôle territorial en créant des contingents de harka. Structurés sur une base tribale, ces troupes ont pour mission assignée de mener des expéditions punitives en territoire marocain et d’assaillir à tour de rôle les tribus qui y résident afin de créer un climat d’insécurité et d’attiser les rivalités intertribales [18], empêchant toute volonté unificatrice. La France emboîte le pas, en constituant des milices similaires dans l’Adrar.

À partir de la même période, la France réfléchit aux moyens de désarrimer les tribus sahariennes du Maroc. Dès décembre 1958, elle enclenche une politique coordonnée visant à promouvoir les particularismes Reguibat, afin de les « désengager presque entièrement des marchés du sud du Maroc [19]», et ainsi protéger « efficacement le Sahara occidental contre les mouvements expansionnistes du Maroc [20]». Cette nouvelle politique ne tarde pas à être mise en exécution. Le même mois, des affrontements opposent un contingent Reguibat aux cadres de l’ALN. Lassées des exactions commises par les commandants de l’armée de libération, et bénéficiant du soutien tacite de la France et d’Espagne [21], les insurgés assaillent le poste radio de Tan-Tan, et coupent les communications avec Guelmim. Des accrochages opposeront les Forces armées royales (FAR) à des nomades Reguibat quelques mois plus tard à Tarfaya [22], rétrocédée au Maroc par l’Espagne en avril 1958.

Références :

[1] Le général Gomez Zamalloa, gouverneur de l’Afrique occidentale espagnole, avait servi au sein de la « División Azul », un corps de volontaires espagnols mis à disposition de la Wehrmacht par Franco. Côté français, le colonel Cuffaut avait intégré le régiment de chasse Normandie-Niemen, qui a livré combat à la Luftwaffe et à l’Escuadrilla Azul. Voir: Camille Evrard, L’Opération « Ecouvillon » (1957-1958) et la mémoire des officiers sahariens: entre contre-discours colonial et sentiment national en Mauritanie, in G. Cattanéo (dir.), Guerre, mémoire et identité, Paris, Nuvis p. 94.

[2] Juan Pastrana Piñero, Josep Contreras Ruiz, Josep Pich i Mitjana, La guerra antes de la guerra: los primeros choques militares en Ifni-Sáhara, Revista Universitaria de Historia Militar, vol. 4 n°7, 2015, p. 77.

[3] Camille Evrard, op. cit., p. 94.

[4] Christine Garnier, Opération Ecouvillon, Revue des Deux Mondes, novembre 1960, p. 4.

[5] Georges Chaffard, Bilan d’une campagne franco-espagnole, Le Monde, 12 mai 1958.

[6] Juan Pastrana Piñero, Arde el desierto. La guerra de Ifni-Sahara (Historia Incógnita), Ediciones Nowta/Nowtilus, 2017, Capítulo 7, La alianza francoespañola.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Coronel de Artillería DEM Ignacio Fuente Cobo, Operaciones posteriores a 1957 en el Sáhara Español, Revista del Ejército de Tierra Español, n°932, 2018, p. 35.

[10] Juan Pastrana Piñero, op. cit.

[11] Christine Garnier, op. cit.

[12] Georges Chaffard, op. cit.

[13] Camille Evrard, op. cit., p. 102.

[14] Ernest Milcent, L’administration des grands nomades du Sahara Occidental est revendiquée par les autorités françaises et mauritaniennes, Le Monde, 24 mars 1958.

[15] Mustapha Naïmi, L’Ouest Saharien. La perception de l’espace dans la pensée politique tribale, Karthala, 2013, pp. 306-332-333.

[16] Archivo General de la Administración (AGA), S25, Nota informativa sobre la situación política en Marruecos, Sidi Ifni, 4 marzo 1959.

[17] Francesco Correale, Enmascarar el colonialismo: las “ayudas sociales” en la provincia española del Sáhara entre 1898 y 1975, in: Nuevos Diálogos: Asia y África desde la Mirada Latinoamericana, Colégio de México, 2019, pp. 232-254.

[18] Francesco Correale, Les origines de la question du Sahara Occidental: enjeux historiques, défis politiques, in: The European Union Approach Towards Western Sahara, 2017, p. 47.

[19] Service Historique de la Défense (SHD), 6Q, 28, Mise en œuvre d’une politique commune à l’égard des tribus R’guibat, 10 décembre 1958.

[20] SHD, 6Q, 28, Politique à l’égard des R’guibat, Paris, 4 mai 1959.

[21] Alberto López Bargados, A land of opportunities: Political morphologies at the northwestern Saharan frontier (1934–1960), in: State, Society and Islam in the Western Regions of the Sahara, 2022, pp. 17-42.

[22] Agence France Presse (AFP), Violent accrochage entre nomades R’gueibat et forces armées royales marocaines, 28 mai 1959.

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