Le Maroc observe la recomposition sahélienne, jauge ses alliances et mesure les nouveaux paramètres de l’intégration ouest-africaine

Une analyse publiée dans le Policy Paper n° 35/25 du Policy Center for the New South et signée par Alaoui M’hammdi Nezha et Larabi Jaïdi revient sur la décision du Burkina Faso, du Mali et du Niger de quitter la Cedeao et de créer l’Alliance des États du Sahel (AES). Selon cette étude, cette évolution traduit moins un accident passager qu’un repositionnement structurel, né de l’incapacité de l’organisation régionale à répondre aux aspirations sécuritaires et économiques de ses membres. Les auteurs soulignent que ces trois pays ne recherchent pas seulement une autonomie militaire, mais aussi «la volonté d’agir ensemble pour construire un nouveau modèle de développement et d’alliance». Cette rupture, estiment-ils, recompose profondément l’espace ouest-africain et oblige les partenaires, notamment le Maroc, à envisager de nouvelles modalités de coopération tant sur le terrain sécuritaire que dans le domaine commercial et institutionnel.

Le Policy Paper n° 35/25 publié en septembre 2025 par le Policy Center for the New South, sous la plume d’Alaoui M’hammdi Nezha et de Larabi Jaïdi, examine la rupture institutionnelle qu’a provoquée la naissance de l’Alliance des États du Sahel (AES) et en explore les répercussions sur l’Afrique de l’Ouest, avec des prolongements qui concernent directement le Maroc. Les auteurs rappellent d’abord qu’«il y a presque deux ans, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont quitté la Cedeao pour créer un nouveau groupement d’intégration : l’Alliance des États du Sahel», en précisant que leurs motivations ne sont pas passagères mais qu’elles traduisent «les difficultés de l’Organisation régionale à accompagner ces pays dans leur quête de sécurité et de développement dans des contextes complexes».

Ils notent que cette prise de distance n’équivaut pas à une rupture définitive, mais qu’elle interroge l’avenir d’une région à la recherche d’une nouvelle cohérence de fonctionnement. Les trois pays, expliquent-ils, ont voulu affirmer non seulement une autonomie militaire mais aussi «la volonté d’agir ensemble pour construire un nouveau modèle de développement et d’alliance».

Une fragmentation qui bouleverse la Cedeao

Les chercheurs du PCNS replacent l’épisode de 2023-2024 dans une trame plus longue, marquée par les insatisfactions des pays sahéliens à l’égard d’une Cedeao incapable, selon eux, d’endiguer les crises politiques et sécuritaires. Ils écrivent que l’on ne peut comprendre ce «choc institutionnel» sans rappeler l’accumulation des frustrations envers le fonctionnement de l’Organisation régionale.

Ils décrivent un Sahel ravagé par des tensions structurelles : stress climatique, insécurité alimentaire, pressions démographiques, gouvernance fragile et violences jihadistes. La note rappelle que «dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, les militaires se sont emparés du pouvoir à six occasions en trois ans». Après le renversement du président nigérien en juillet 2023, la Cedeao a imposé au pays des sanctions économiques et financières jugées sévères, qui ont cependant «provoqué un sentiment anti-Cedeao parmi la population, amplifié par les réseaux sociaux».

Face aux menaces d’intervention militaire brandies par la Communauté, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont choisi en janvier 2024 d’annoncer leur retrait immédiat. La Cedeao avait certes levé ses sanctions en février de la même année, mais les trois pays ont confirmé que leur décision était «irréversible avec effet immédiat».

Les auteurs estiment que ce départ constitue «un acte déstabilisant pour le processus d’intégration régionale mis en place il y a un demi-siècle». Les relations commerciales, très denses entre les trois pays et leurs voisins, pourraient s’en trouver compromises : «toute restriction commerciale risquerait d’avoir des incidences négatives sur les recettes publiques de part et d’autre, entraîner une hausse des coûts de transport et un renchérissement des prix».

Ils insistent sur les effets humains de cette rupture. Après cinquante ans de libre circulation, la sortie de l’AES de la Cedeao «pourrait perturber ces mouvements» et créer «une incertitude quant au statut de millions de Burkinabés, de Maliens et de Nigériens vivant dans d’autres États membres».

Les auteurs rappellent toutefois que l’appartenance commune à l’UEMOA et à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) peut limiter les effets les plus négatifs. Ils notent que «la rupture entre l’AES et la Cedeao n’aura pas ou peu de répercussions sur les échanges commerciaux» du fait de ces chevauchements institutionnels.

Une recomposition géopolitique aux prolongements pour le Maroc

Le Policy Paper insiste sur la dimension sécuritaire de l’AES : «l’Alliance est d’abord sécuritaire mais elle a vocation à être étendue au développement économique». Les armées des trois pays ont annoncé la création d’une force militaire conjointe et revendiquent désormais le contrôle de leur opération de sécurité commune, en substitution au G5-Sahel largement dépendant d’aides extérieures.

La question demeure toutefois celle de la capacité de ces États parmi les plus pauvres du monde à supporter le coût de la guerre, d’autant que le Niger a déjà réduit son budget de 40 % après la suspension des soutiens européens et américains. Les auteurs préviennent que «les nouvelles politiques de défense n’ont guère permis de réduire le niveau de violence» et que les années récentes furent parmi les plus meurtrières.

Ils décrivent une zone traversée par des trafics multiples, des migrations clandestines, des contrebandes et une montée en puissance des groupes jihadistes. L’instabilité politique, avec des constitutions suspendues et des élections repoussées, accentue l’incertitude.

Les auteurs observent par ailleurs l’entrée en jeu de nouvelles puissances. Ils écrivent que «la vision militaire des problèmes locaux répondait avant tout à des impératifs sécuritaires, ce qui conduisait à sous-estimer les causes économiques et sociales des révoltes». La France, partenaire traditionnel, a été marginalisée, tandis que la Russie et la Chine ont accru leur présence militaire et économique. Le document note que «l’influence russe est devenue plus importante depuis le coup d’État au Niger» et que Pékin a obtenu des concessions minières, installant même une usine de lithium au Mali, saluée par Bamako comme «un partenariat stratégique et sincère».

Pour le Maroc, cette recomposition a des conséquences directes. Rabat avait depuis plusieurs années multiplié les démarches pour rejoindre la Cedeao. La fragilité de l’Organisation remet en cause ce projet, mais ouvre d’autres perspectives. En effet, la proximité géographique et historique du Maroc avec le Sahel lui permet de dialoguer à la fois avec la Cedeao et avec l’AES. Les auteurs notent que la sortie sahélienne «pourrait conduire à la constitution de blocs distincts et potentiellement antagonistes», ce qui pousse les pays voisins, dont le Maroc, à repenser leur diplomatie régionale.

Dans cette logique, le royaume est appelé à resserrer ses liens bilatéraux avec les pays de l’AES en matière sécuritaire et économique. Les auteurs rappellent qu’un accord de type spécial garantissant la libre circulation serait souhaitable pour éviter l’isolement commercial : «un accord octroyant aux trois pays du Sahel un statut spécial et permettant la libre circulation des personnes et des biens serait la garantie juridique d’une nouvelle normalité». Pour Rabat, qui entretient déjà des corridors commerciaux et énergétiques avec l’Afrique de l’Ouest, cette piste est capitale.

Enfin, les auteurs affirment que l’avenir de la sous-région demeure incertain. L’issue oscillera entre une restructuration de la Cedeao, un renouvellement pragmatique des relations entre les deux blocs ou, à plus long terme, la reconstitution d’un ensemble régional élargi. Ils estiment que «le futur de la sous-région balance entre un scénario ouvrant la voie à un retrait des États du Sahel le moins préjudiciable possible à la sécurité et au bien-être des populations, et un autre, laissant la porte ouverte à un retour éventuel de ces pays dans une Organisation reconstruite».

Le Maroc, au cœur de la géopolitique ouest-africaine, se trouve ainsi invité à reconfigurer sa stratégie. Le choc sahélien, loin d’être un épisode localisé, redessine les équilibres diplomatiques, économiques et sécuritaires d’une Afrique de l’Ouest en quête d’un nouveau modèle.

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