Sous couvert de dénoncer le rapprochement entre le Maroc et Israël, Slimane Raissouni façonne un discours trouble où la frontière entre critique politique et hostilité confessionnelle s’efface. Figures juives essentialisées, silences sélectifs sur des États partenaires de Tel-Aviv, désignation implicite de citoyens marocains à la vindicte idéologique : le vernis militant cède ici la place à une rhétorique d’exclusion, en porte-à-faux avec l’esprit de tolérance et de pluralité que revendique le pays. Pire : certaines personnalités qu’il a lynchées publiquement sont exposées à des menaces de mort persistantes et à des propos diffamatoires d’une gravité inouïe.
Qu’existe-t-il de commun entre un éditeur marocain menacé de mort pour une chronique ; le conseiller royal de confession juive André Azoulay, publiquement injurié et traité de «chien sioniste» (marche du 6 avril) ; l’écrivain algérien emprisonné Boualem Sansal, ainsi que plusieurs journalistes calomniés sans relâche depuis le 7 octobre 2023 après des articles d’opinion sur un site israélien ? «Tous sionistes !!», a-t-on vociféré. Tous ont été désignés nommément, exposés sans défense et livrés à l’opprobre publique par Slimane Raissouni (plus de 44 000 abonnés sur Facebook) et par ses complices Ali Lmrabet, Hassan Bennajeh et d’autres. Des individus qui s’abritent derrière un antisionisme de façade pour distiller un discours profondément antisémite, et il est facile de documenter cet état de fait.
Depuis sa sortie de prison, Slimane Raissouni s’adonne à une mise en cause méthodique de ceux dont les convictions, les origines ou les engagements intellectuels contredisent ses dogmes. La confusion délibérée entre sionisme et judaïcité, utilisée pour régler des comptes personnels ou idéologiques, semble constituer le fil conducteur de ses invectives. Des organes de presse, des personnalités publiques et des acteurs du monde éditorial font l’objet de campagnes de dénigrement encouragées ou relayées par Raissouni, au mépris des principes élémentaires du débat démocratique.
Mohammed-V ou Ben-Gourion ?
Dans une publication datée du 22 février, Slimane Raissouni a commis une comparaison pour le moins douteuse, écrivant, avec une ironie à peine voilée : «Est-ce là l’aéroport Mohammed-V ou celui de Ben-Gourion ?», à la suite d’un article signé par une journaliste marocaine. Celle-ci y exprimait son «émoi» face à l’apparition du shekel israélien sur un pictogramme apposé dans les couloirs du principal aéroport du royaume, destiné à illustrer le contenu métallique à déposer lors du passage au contrôle de sûreté.
Raissouni n’a pas hésité à mettre en parallèle l’infrastructure nationale avec celle de Tel-Aviv. La critique apparente d’un détail administratif a servi de prétexte à une réprobation plus insidieuse, camouflée sous les oripeaux d’un prétendu «antisionisme de principe.» Ce glissement sémantique — du politique au symbolique, puis du symbolique au communautaire — trahit une posture où l’hostilité envers Israël devient l’alibi d’un ressentiment plus ancien, plus diffus et plus dangereux.
Les prises de position de Raissouni ne sauraient être examinées isolément. Elles s’ajoutent à un corpus de déclarations examiné par Barlamane.com où l’obsession pour la question israélienne semble suppléer un vide argumentatif manifeste. Le vocabulaire utilisé, la virulence du ton, la récurrence des insinuations — tout concourt à installer un climat de suspicion permanente envers les symboles juifs ou israéliens, même lorsqu’ils apparaissent dans des contextes purement techniques ou illustratifs.
Sion Assidôn, le bon juif — David Pinto, le mauvais juif
D’aucuns s’étonneront que l’ancien détenu ait, à plusieurs reprises, pour légitimer ses excès, convoqué la figure de Sion Assidôn — militant notoire des droits humains, juif marocain et pourfendeur de l’occupation israélienne. Il est surtout utile de rappeler que ce dernier avait été poussé à plaider en faveur de la libération de Raissouni durant sa fausse grève de la faim, qu’il avait qualifiée de «supplice à l’irlandaise», en référence aux luttes carcérales menées par les prisonniers politiques d’Irlande du Nord.
Mais cette caution morale, qu’il brandit désormais comme une absolution implicite, ne saurait excuser une dérive voulue, qui sert une narration où l’antisémitisme se dissimule derrière l’apparence du discours contestataire. C’est une entreprise où les figures juives, dès lors qu’elles s’écartent de l’orthodoxie militante palestinienne, deviennent objets de suspicion, voire de discrédit.
La diatribe consacrée à la visite du gendre de Donald Trump, Jared Kushner, en 2019, en est un exemple édifiant. Raissouni y oppose deux personnalités juives marocaines — le rabbin David Pinto et l’activiste Sion Assidôn — non pour en examiner les positions, mais pour les ériger en symboles antagoniques d’une judéité acceptable ou condamnable. Le premier serait acquis à une « déologie sioniste» qu’il servirait par fidélité à Israël, aux États-Unis et à la mémoire de son aïeul, le tsaddik Haïm Pinto. Le second, élevé au rang de figure rédemptrice, n’échappe pourtant pas à une instrumentalisation paradoxale, convoqué uniquement pour valider, à contre-emploi, les thèses de l’auteur.
Le silence assourdissant sur les alliances arabes avec Israël
Slimane Raissouni sait très bien le prix des silences soigneusement maintenus. Ni le Qatar — pourtant siège d’une représentation diplomatique israélienne et interlocuteur permanent de Tel-Aviv — ni la Turquie, dont les échanges économiques et militaires avec Israël sont notoires, ne suscitent la moindre réprobation dans les sorties ou les interventions de Raissouni. Cet aveuglement sélectif trahit non seulement une grille de lecture nourrie par un ressentiment identitaire mal dissimulé, mais elle met à nu la loyauté multiple de quelques voix sonores au Maroc.
Plus préoccupant encore : cette logique de désignation ne s’arrête pas aux personnalités religieuses. Elle s’étend, insidieusement, à toute voix marocaine qui défend une position mesurée ou plaide pour une lecture complexe du monde. Ahmed Charaï, éditeur, en a fait les frais, et pas que lui. Pour avoir soutenu, dans ses interventions publiques, la nécessité pour le Maroc de dialoguer avec toutes les parties et de penser la souveraineté nationale dans un cadre élargi qui inclut de nouveaux paramètres, il s’est vu implicitement visé — parfois nommément — par des menaces de mort formulées par une frange militante prompte à voir dans la nuance une trahison.
Raissouni, en procédant à ces anathèmes, installe une terreur diffuse dans le débat public : celui qui s’écarte de la ligne dure devient immédiatement suspect, celui qui plaide pour la diplomatie est soupçonné de compromission, et celui qui refuse l’amalgame est accusé de duplicité. Ce climat, où la parole modérée devient périlleuse, contribue à polariser une société déjà traversée de fragilités multiples.
Ce que Raissouni présente comme un combat contre l’injustice se confond de plus en plus avec une rhétorique du soupçon généralisé, ce qui alarme même ses proches. Les figures juives deviennent les reflets inversés de postures morales : le bon, le traître, le dévot, le complice. Dans cette dramaturgie manichéenne, la critique cesse d’être un outil de lucidité pour se muer en machine à exclure.